Mes chers parents,
J’ai reçu la lettre de M. Demars du 3 courant par laquelle
j’ai appris avec la plus grande affliction la mort de mon cher et dévoué
père. Cette triste nouvelle est accablante ! Après la mort
d’une grand-mère qui m’aimait tant, arrive celle de deux oncles
qui me chérissaient, puis enfin celle d’un père qui aurait
tout fait pour moi, et auquel mes malheurs ont causé tant de chagrin.
Le proscrit ressent des douleurs amères en apprenant que ceux qu’il
aime meurent les uns après les autres, pendant que lui, toujours
triste et toujours rêveur et toujours abattu, erre d’un endroit à
l’autre sans parents, sans amis et sans domicile fixe. Une chose, une seule
chose lui reste au milieu de ses malheurs et de tous ses ennuis : C’est
l’espérance, la belle, la douce, la bienfaisante espérance
qui est toute sa vie et qui fait toute son existence. Car, je le déclare
ici, et je ne crains point d’être démenti par quiconque a
goûté du pain amer de l’exil, sans espérance le proscrit
ne peut pas vivre, sans espérance le proscrit n’est qu’un cadavre.
Je m’ennuie souvent en pensant à vous, mes chers parents, et je
pleure bien des fois en pensant à la France ; mais lorsque je considère
philosophiquement ma situation, j’entends une voix intérieure qui
me crie : courage, en avant ! L’avenir est au progrès !… alors tous
mes malheurs sont oubliés pour ne penser qu’à cet avenir
certain que tous les penseurs voient s’approcher à pas de géant.
M. J. Lorgues vous envoie aujourd’hui 250 Frs, montant des châtaignes
qu’il vous doit. Cette somme est adressée à M. Vassans, notaire
à Limoges. Aussitôt qu’il l’aura reçu il vous écrira
d’aller la chercher. Il faudra que ce soit mon frère qui y aille,
parce qu’elle a été envoyée à lui. Il sera
nécessaire qu’il prenne la lettre de J. Lorgues ci-jointe ainsi
que la présente. Si M. Ledot [M°
Ledot est le notaire de Linards, remplaçant de Félix Faucher
expulsé de la commune] allait à Limoges il pourrait
vous éviter un voyage en recevant l’argent pour vous. Enfin vous
ferez à ce sujet ce que vous jugerez à propos. J. Longues
est très fâché de vous avoir fait attendre si longtemps,
ce retard a été causé, comme je vous l’ai déjà
écrit, par les pertes d’argent qu’il a éprouvé.
Je suis en vacances depuis mardi dernier, j’ai 6 semaines de
vacances que je passerai à Londres.
Je vous prie de me faire réponse aussitôt que vous
aurez reçu votre argent. Si vous aviez à me faire savoir
quelque chose qui pressât ou a me demander des conseils sur vos affaires,
il ne faudrait pas mettre de retard à m’écrire.
Depuis une quinzaine de jours il fait froid de temps en temps
à Londres et en ce moment j’ai les doigts engourdis. Il a neigé
la semaine dernière et il tombe presque tous les jours cette semaine
quelques flocons de neige, mais c’est peu de chose.
Bien des choses amicales de ma part à […] Devaud et à
tous les autres qui s’intéressent à moi.
Votre dévoué et sincère L.ARNAUD
Voici mon adresse :
L. Arnaud, 65 Newman Street,
Oxford Street,
Londres,
Angleterre
Le 16 avril 1859
__________________________________
Le 25 9bre 1859
Mon cher Briquet,
C’est avec beaucoup de plaisir que je vous annonce que je me
suis décidé à rester à Paris [Les
exilés et autres victimes de la répression de 1851 avaient
été amnistiés par le décret du 15 août
1859] au moins jusqu’à la fin de la lutte entre
le pouvoir personnel qui se meurt et le peuple qui réclame le droit
de se gouverner lui-même. [Ce qui se passe en ce moment en France
et surtout à Paris …(phrase biffée)
] Le résultat de cette lutte ne saurait être douteux
pour quiconque connaît le peuple français, et je suis bien
convaincu qu’il ne se fera pas attendre longtemps. Quel spectacle ce peuple
donne au monde ! En quelques mois il a marché si rapidement vers
un avenir meilleur qu’il a laissé loin derrière lui presque
tous ceux qu’il avait choisis pour lui montrer le chemin. Eux veulent une
révolution politique, mais lui veut surtout une révolution
sociale. Il comprend enfin, comme l’âne de la fable, que son ennemi
c’est son maître, et il le dit en bon Français dans les réunions
publiques.
Il y a plusieurs écrivains qui ont écrit des histoires
sur le coup d’Etat, mais aucun n’a donné de détail sur les
affaires de la Haute-Vienne, parce que les renseignements leur manquaient.
On m’en a demandé pour la seconde édition de l’histoire de
Ténot [sans doute s’agit-il de l’ouvrage d’Eugène
TENOT, Etude Historique sur le Coup d'Etat. Paris en Décembre 1851.
La Province en Décembre 1851. Le Chevalier 1868-1869; 2 ouvrages
en 1 vol - le succès de cette analyse du coup d'état de 1851
provoqua un grand nombre de rééditions (douze en quelques
semaines). THENOT rédacteur du journal le siècle participa
à l'agitation démocratique hostile au régime de NAPOLEON
III] , et vous m’obligeriez beaucoup en m’adressant tous ceux
que considérerez intéressants au point de vue historique.
C’est surtout sur la conduite de ceux qui ont supporté le coup d’Etat
que j’en ai besoin.
Je vois souvent […] et son associé, marchands tailleurs.
Je suis employé aux écritures dans une maison de
commission.
Mes amitiés à votre famille, à Boiron, à
M. Ruaud et aux autres amis.
P.S. Quand vous m’écrirez, dites-moi je vous prie
combien se vendent à Limoges les œufs et […]
Votre bien dévoué L. Arnaud […] rue Lafayette